Netras – chapitre 8

Solitude

Je n’ai pas revu Declan depuis ce fameux jour du mois dernier. Ma thérapeute pense qu’il est le produit de mon imagination. Elle prétend qu’il n’est apparu qu’en période de stress intense, ce qui prouve qu’il n’était pas réel. Tout porte à le croire.

J’avais déjà constaté la disparition de tous les articles signés par Stan Blockposteur dans les archives de l’Indépendant avant d’aller la voir. Sur un coup de tête, je lui ai dit qu’il s’appelait Sabin. Parfois, je me trompais de prénom. Ça devait la convaincre de son hypothèse. J’ai arrêté de parler de lui à la troisième séance. Seulement, le mal était fait. Le doute s’immisce chaque jour un peu plus dans ma tête. Était-ce réel ?

L’attentat de l’AGRCCP a fait soixante-quatorze victimes, dont dix visiteurs. Dont mon secrétaire George. Dont Matt. Il n’y a eu aucun survivant dans notre zone de travail. Environ cinq-cents Netras ont péri ce jour-là. Personne n’en a parlé.

L’attaque a été perpétrée par des membres du collectif Frenox. Ça, ma thérapeute est formelle : ça a bien eu lieu. J’aurais préféré que Declan soit réel et les attentats une illusion.

Le reste des évènements de cette journée, ceux de la veille et du lendemain sont flous, comme effacés, hormis quelques éléments ici et là. Une chose dont je me souviens parfaitement, c’est de m’être disputée avec Umy et Val. Je sais aussi que j’ai perdu Vingt ce matin-là, qu’elle a dit des choses qui m’ont fait penser qu’elle venait de l’extérieur de la coupole. Je n’arrive pas exactement à me remémorer quoi.

Peu importe. Ce qu’elle m’a dit devait venir d’une défaillance des électrondes. Ou de son programme de bases vitales. Ma thérapeute m’a affirmé que c’est impossible. Elle est allée jusqu’à descendre avec moi jusqu’au niveau zéro, de là où partent les camions de transports intercoupoles. Un employé nous a fait voir les combinai­sons utilisées par les chauffeurs et les équipes d’entretien de la structure de verre CARP. Le type m’a confirmé que sans cet équipe­ment, les radiations au-delà des murs de la coupole sont mortelles en quelques minutes.

Je me réveille la nuit en hurlant. Mes cauchemars sont terrifiants, pleins de flaques de sang, de longs couloirs qui débouchent sur des impasses.

Depuis ce jour-là, je rêve d’elle.

Je la vois, chaque fois dans la même tenue de lanières rouges accordées à ses cheveux. La femme des ascenseurs avec qui j’avais vu Declan parler débarque n’importe où dans mes rêves. Elle s’ap­proche toujours de moi avec ses yeux bruns, froids, posant son doigt en travers de son sourire glaçant sur le visage : « Dors, sucre d’orge »

D’autres fois, ce sont des formes humanoïdes qui me poursuivent alors que je me démène à courir sur place. J’y entends la voix de Declan qui me hante et m’appelle à l’aide. Parfois, une porte se pré­sente dans les labyrinthes de mes rêves. Quand je l’ouvre, le journa­liste me regarde avec son sourire enjôleur. Puis, il disparaît dans un souffle de poussière blanche.

***

J’ai réussi à aller voir Paola et le petit Loukas la semaine dernière. Ça m’a fait plus de mal que de bien. Je ne quitte plus jamais le pendentif que mon défunt ami m’a offert. Ni la chaîne d’Umy qui le porte.

Mes anciens amis n’ont pas cherché à me revoir. Ils me manquent à m’en crever la poitrine. Ma thérapeute m’a conseillé de tenter de reprendre contact avec eux. J’ai essayé des dizaines de fois sans jamais réussir. Je leur ai fait porter leurs affaires restées à mon logement de fonction par drone. Sauf leurs alliances. Elles sont passées de mon tiroir à chaussettes de Gambetta à celui de la maison du septième. Je n’arrive pas à m’en séparer. C’est eux, ces bagues. Ils sont sans doute mieux sans moi. Surtout si je suis folle.

Je me sens vide.

Je me suis coupé du monde connecté. Ma montre ne me sert qu’à connaître l’heure. J’ai bloqué tout contact à part mes parents. Mon compte du Fil est en mode absence. Je ne sors que pour aller voir ma thérapeute. Mes parents m’ont demandé pourquoi mes amis ne venaient pas me voir. Je ne leur ai pas dit. Je ne parle plus beaucoup. Je ne programme même plus. Je ne sais pas combien de temps encore je vais réussir à le leur cacher.

Je me fais l’impression d’un animal errant dans les rues de la coupole à la recherche d’un nouveau monde. Tout s’est écroulé. Je suis à nouveau seule. La fin de l’année et ses fêtes généralement réjouissantes n’ont en rien aidé mon moral à remonter.

Malgré la conviction de ma thérapeute, je cherche des preuves de l’existence de Declan partout sans rien trouver. Pourtant, il m’a protégé. Il m’a empêché de traverser la rue et de me faire renverser par une voiture ce matin-là. Il m’a retenue dans la rue. Sans lui, sans ces quelques minutes de retard, je me serais trouvée avec le reste de mon équipe au moment de l’explosion de la bombe dans notre zone de travail. Je n’ai pas pu imaginer ça, n’est-ce pas ?

Mes pensées sont tellement désordonnées parfois que je m’y perds.

***

Ce matin, je dois reprendre le travail. Sur mon palier, je bloque comme à chaque fois. En ouvrant la porte, j’espère trouver Umy ou Val, souriant et décontracté, me passant un bras réconfortant autour des épaules. Mieux, j’imagine y découvrir Declan, lui sauter dans les bras pour lui dire à quel point il m’a manqué. Toutefois, il n’y a aucun de mes amis dans la rue. Ni cet idiot borné.

Je me répète que je suis contente d’être à nouveau au travail, d’avoir été strictement contrôlée par une vigile à l’entrée de nos locaux provisoires de l’E13. J’ai malgré tout l’estomac noué dans l’ascenseur qui me conduit jusqu’au bureau de Novak.

Est-ce qu’elle sait que j’ai montré le passage de Gambetta à Declan ? Je regarde mes ongles bien taillés. Ils ont repoussé, finale­ment. J’ai cru que ma peau resterait à vif pour le reste de mes jours. Ma thérapeute m’a assuré qu’ils repousseraient. C’était vrai. Elle doit aussi avoir raison pour Declan, non ?

La secrétaire me conduit jusqu’au bureau de la directrice qui écarte les bras en me voyant.

— Wax Lopi ! Notre petit génie est de retour à la maison !

Je recule. Ce n’est pas contre elle. Je n’aime plus qu’on me touche. Personne, même pas mes parents. J’ai l’impression que la protection des bras de Declan va s’envoler si je laisse les autres m’approcher. Que je vais mourir. Je n’en ai pas parlé à ma thérapeute. Je ne veux pas qu’elle dissipe en quelques mots cette sensation de bouclier invisible autour de moi.

La directrice baisse les bras avec un regard interrogateur et je tente de me justifier :

— Je suis assez sensible, depuis l’attentat.

— Bien sûr. Asseyez-vous, Programmatrice Lopi. Nous devons parler.

Lectra Novak dit ça avec compréhension. Je tremble. Je vais vomir. J’ai vomi ce jour-là en voyant les corps, en trouvant le regard fixe de Matt. Declan ne bougeait plus. Non, Declan n’était pas là. C’est moi qui suis restée pétrifiée un instant. La directrice me fait du blabla avant d’en arriver là où elle veut.

— Nous sommes parvenus à dissimuler une information confiden­tielle. Lors de l’attentat, une puce nous a été volée par des membres du mouvement Frenox.

— Je vous demande pardon ?

— Une puce porteuse d’un nouveau type de programme a été volée dans nos bureaux le jour de l’attentat. Nous avons besoin de vous pour la récupérer.

Je hausse les sourcils. Très haut. Besoin de moi ?

— Ce n’est pas plutôt une mission pour la Sécurité Intercoupoles ?

— C’est une mission pour une Programmatrice de grand talent. Les frenox pourraient utiliser ce programme contre l’ordre des coupoles et tuer des milliers de gens. Ces fous pensent que l’air de l’extérieur est respirable, que nous utilisons le prétexte de la condamnation Netras pour fournir des esclaves aux plus riches. Ils nous ont attaqués pour tenter d’atteindre l’équilibre fragile de la paix des coupoles. Nous craignons qu’ils utilisent le programme de la puce à mauvais escient. En faisant cela, ils pourraient anéantir ce qu’il reste de l’humanité.

Je déteste les frenox. Ils ont tué Matt, mes équipes, mes collègues. Declan a dit que c’étaient les faucheurs, pourtant. Non. C’était les frenox. Declan n’existe peut-être pas. Ou j’ai mal compris, ce jour-là. Et l’extérieur est mortel. J’ai vu les combinaisons. Personne ne vit au-delà des murs des coupoles.

— De quel genre de programme s’agit-il ?

— C’est une information confidentielle.

— J’y aurai accès si j’accepte de chercher la puce ?

— Non.

Ben voyons ! Qu’est-ce qu’elle me veut ?

— Je ne suis pas spécialisée dans le hack de programme.

— Il n’est pas question de hacker le programme de la puce, seulement de la récupérer. C’est un exemplaire unique. Avec le concours de la S.I., nous avons trouvé une piste sérieuse pour commencer les recherches. Cette affaire est néanmoins ultrasensible et afin de mener cette enquête, ils vont nous fournir un agent volontaire pour devenir Netra.

— Un volontaire ⁈ L’Opération Netra va effacer toute sa person­nalité et le condamner à une vie réduite à une trentaine de mois maximum. Il en a conscience ?

— Il sait parfaitement ce qui l’attend, oui. C’est un agent de la Sé­cu­rité Intercoupoles, Wax. C’est un choix éclairé qu’il fait, le même qu’un pompier qui risque sa vie quand il fait face à un départ de feu.

— Sauf qu’ici, il n’a aucune chance d’en sortir indemne.

— C’est vrai. Il est prêt à écourter sa vie pour sauver l’humanité. Nous avons besoin que son programme de personnalité Netra soit extrêmement complet. Il devra pouvoir gérer toute une batterie de connaissances en défense en tout genre, savoir se comporter en société et évoluer comme un humain lambda. Nous avons besoin de vous pour créer ce programme, si tant est qu’il soit réalisable.

— Vous me demandez de créer une personnalité entière ? Une conscience à apprentissage autonome ?

— Une intelligence artificielle comme on n’en a jamais vu, oui. La mission est de récupérer la puce chez les frenox. Pour cela, il faudra que le Netra puisse mener une enquête sous infiltration.

Une infiltration ? Genre, un agent double ?

— Vous savez qu’aucun programme ne permet à un Netra d’être autonome plus de vingt-quatre heures sans ajustements. Plus le stress est élevé et plus les lignes de codes à modifier pour le ramener à un état stable sont difficiles à réencoder. Vous ne pouvez pas transformer un Netra en agent double, il n’y survivra pas plus de quelques heures.

— Vous pensez pouvoir réussir à établir un programme suffisam­ment complet pour répondre à ma demande ?

— Si vous me laissez du temps et que vous m’accordez certains moyens, oui. Mais tout ça ne servirait à rien. Il faudrait sûrement vérifier les paramètres de stress plus souvent que pour un Netra avec un programme classique. Deux, peut-être trois fois par jour. Je vois mal un Netra soumis à un tel stress en autonomie pendant plusieurs jours d’affilés.

Lectra Novak me regarde d’une façon intense qui ne me plaît pas, se penche sur son bureau avec un sourire sans joie. « C’est la directrice qu’il vise quand il parle du froid et de la nuit. » La voix d’Umy résonne dans ma tête comme une mise en garde.

— Il pourra, si sa Programmatrice est avec lui.

Ma mâchoire se décroche. Je cherchais un nouvel objectif pour reprendre pied. Je n’avais pas pensé à un truc impossible. Je reste immobile pendant plusieurs secondes avant de réussir à demander :

— C’est une plaisanterie ? Je ne suis pas agent de sécurité !

— Vous seriez la Programmatrice du Netra porteur du PNI, le Programme Netra Infiltré. Vous seriez sa partenaire de mission.

PNI ? Ce programme a déjà un nom ?

— Je ne suis pas la seule sur le coup.

— Non, confirme Novak en pinçant les lèvres. Néanmoins, je sou­haite vraiment que ce soit vous qui parveniez à mettre ce programme au point la première.

Pourquoi ? La réponse me semble assez évidente : la réputation de l’Agence d’Andromède.

— Mon visage est connu, il a été vu partout sur le Fil. Ce n’est pas très discret.

— La mission n’aura pas lieu à Andromède. De surcroît, nous pensons que votre identité et votre réputation vous ouvriront des portes, si vous réussissez.

— Ma réputation ?

— Les connaissances de votre équipe et les programmes de per­sonnalités que nous avons perdus lors de l’attentat sont une privation douloureuse, pas seulement pour notre Agence ou notre coupole. Vous êtes sans aucun doute la Programmatrice la plus douée de votre génération. Les premières lignes de codes établies par Tuni et Birman sont d’une simplicité enfantine comparée à celles que vous travaillez tous les jours. Des centaines de scientifiques vous admi­rent pour une bonne raison.

Elle exagère. Elle exagère forcément !

— Cette attaque a eu des incidences mondiales, Wax, poursuit-elle sans prendre en compte mon air ahuri. C’est un miracle que vous ayez survécu à cette journée. Pourquoi pensez-vous que nous avons renforcé le dispositif de sécurité autour de vous depuis ?

— Comment ? De quoi parlez-vous ?

Je m’énerve. Ça fait des jours qu’une émotion aussi forte ne m’a pas traversée. Mes mains se mettent à trembler lorsque je remonte à la surface de moi-même.

— Je parle des démarches de recrutement que vous avez toutes éconduites. Des gardes qui vous entourent et repoussent les vautours qui vous guettent depuis que vous avez intégré le programme de formation de l’AGRCCP, il y a quatre ans.

Je secoue la tête. Je ne comprends pas un traître mot de ce qu’elle me dit. Un dispositif de sécurité ? Et où était-il quand je me suis faite agresser ? Lors de l’attaque de l’AGRCCP ?

— Vous faites erreur sur la personne. Je n’ai jamais été démarchée par qui que ce soit, ni bénéficié de la présence d’un garde du corps.

Lectra Novak plisse les yeux jusqu’à ce qu’ils deviennent deux fentes. Elle me fait penser à un serpent prêt à mordre comme on peut en voir au terrarium. Un frisson me parcourt l’échine.

— Je pense qu’il est temps pour vous d’avoir une discussion avec vos parents, Programmatrice Lopi. Les courriers de mes confrères jaloux de ma pépite ont toujours été adressés chez eux. Quant aux services de sécurité, ils ont été suffisamment mis à mal par vos amis Umy Cliron et Valentin Drumst. Je suis sûre que si vous leur posez la question, ils pourront vous dire que vous n’êtes jamais vraiment seule.

Je mets un instant à comprendre que la pépite dont il est question, c’est moi. Mes poings se resserrent à l’évocation du couple. « Tu ne te rends pas compte des risques qu’on a pris pour toi jusqu’ici », me souffle la voix de Declan. Non. Il n’existe pas. C’est un produit de mon imagination. Mes ongles s’enfoncent dans mes paumes. Dé­tendre mes doigts me demande un effort considérable. Des men­songes, toujours des mensonges. Entre ça et mon obsession pour un fantôme…

— J’aurai une conversation avec mes parents, je vous assure. Quant à Umy et Val, laissez-les en dehors de cette histoire. En imaginant que je dise oui, quel serait mon rôle dans cette mission ?

— Vous devrez monter le PNI. Ensuite, vous aurez la responsa­bilité de la stabilité de l’agent Netra. Vous devrez également l’aider à mener à bien sa mission dans la mesure de vos aptitudes. Comme je vous l’ai dit, votre nom vous aidera certainement à ouvrir des portes. L’agent sera en possession de l’intégralité des informations nécessaires. Il vous guidera. Je dois préciser qu’il est prévu que son programme assure également votre sécurité. S’il estime que votre vie est en danger, votre protection passera avant l’obtention de la puce.

— Vous laissez un agent sacrifier sa vie pour la cause, mais pas moi, c’est ça ?

La directrice inspire fort.

— Programmatrice Lopi, votre intelligence et votre instinct en programmation sont des dons inespérés. Avec vous, nous aurons peut-être une chance de contrer le programme de la puce si nous devions échouer à la récupérer. Sans vous, tout espoir sera perdu.

De la folie. C’est de la folie. Pourtant, je m’entends demander :

— Combien de temps pour vous répondre ?

— Le plus tôt sera le mieux. Nous ne savons pas à quel point nos protections et cryptages du programme pourront tenir.

Immobile sur mon siège, je retombe peu à peu dans mon état catatonique.

— Je dois y réfléchir.

— Bien sûr. Tant que vous n’acceptez pas, nous considérons que c’est un refus. Vous pourrez me faire part de votre décision finale à toute heure du jour ou de la nuit. Vous êtes signalée comme contact prioritaire à mes secrétaires.

***

Ma mère sort de sa chambre une boite pleine de courriers papiers, une fortune d’imprimés. Des propositions d’emploi dans d’autres agences, des invitation de Programmateurs à des débats, des conférences, certaines rédigées à la main. Des sollicitations pour des colocs, des soirées, des bals, des réunions de sommets scientifiques à Andromède ou ailleurs, voyage tous frais payés. Certains souhaitent me transmettre leur savoir, avoir mon avis sur des sujets que je n’ai jamais étudiés.

Tout a été adressé à l’AGRCCP puis transmis chez mes parents pour garder notre adresse inconnue du grand public. Des réponses types, pré-imprimées, déclinent poliment les offres ou les invitations, signées manuellement par ma mère, en mon nom.

Ils savent pour les gardes du corps. Ils leur ont toujours demandé de rester le plus discret possible. Ils ont réussi ! Umy et Val sa­vaient ? Bien sûr. À eux aussi, ils ont demandé de ne pas aborder ce sujet avec moi. Les fileurs, les lopistes, les frenox, ils filtraient tout.

Ils tentent de me calmer, me disent que c’était pour mon bien, qu’ils ont cherché à m’éviter une charge mentale inutile. Ils voulaient trouver le bon moment pour me parler.

Lectra Novak leur est passée devant.

Une lame brûlante me transperce la poitrine. Je ne réagis pas pendant de longues minutes. Ma mère pleure, mon père se ronge les ongles. Finalement, je boue de colère. Me mentir pendant des mois, des années, c’était pour mon bien ?

— Pourquoi vous m’avez caché cette partie de ma vie ?

— Pour te protéger, répète mon père. Depuis les TAPIOS, le mouvement médiatique autour de toi est énorme.

Il évoque le contrôle, continuel et maximum, de tous ceux qui m’approchent, même les quelques-uns qui sont venus me demander des autographes depuis que je suis visible sur le Fil.

Je me cache dans mes mains. Comment j’ai pu passer à côté d’un tel dispositif autour de moi ? Pendant si longtemps ? Ils me disent qu’ils ne pouvaient pas me parler des gardes sans aborder ceux qui me tournent autour avec de mauvaises intentions. Ils veulent en parler, maintenant. Blessée et en colère, je refuse. C’est déjà dur à encaisser. Finale­ment, je me lève sans un mot et sors.

La discussion surprise entre Umy et Valentin le soir de notre dispute prend un autre sens. Pas étonnant qu’ils ne veuillent plus me voir. Qui voudrait d’une fille aussi naïve comme amie ?

Je n’en peux plus des mensonges.

Je marche en ruminant une bonne partie de la journée. Mes pas m’entraînent dans des quartiers éblouissants que je n’ai jamais vus. La nuit tombe et les lumières artificielles prennent le relais. Les gens sortent du travail et envahissent la rue. Une bonne odeur de viande rouge mijotée réveille mon appétit et je m’arrête pour manger dans un restaurant.

Je crois y voir Val en cuisine. Une illusion de plus qui finit de ruiner mon moral. À la place du dessert, j’opte pour une bouteille de vin coûteuse que le restaurateur glisse dans une pochette.

Une fois dehors, je trouve un banc qui fait face au puits de lumière en journée, complètement noir à cette heure. La vue me donne la sensation d’être face à un trou sans fond semblable au sentiment que m’inspire ma vie en cet instant.

Là, j’ouvre le vin. Pourquoi je l’ai acheté ? Je n’aime pas trop ça. Arrivée à la moitié, ce n’est finalement plus mauvais du tout. Je le bois jusqu’à la dernière goutte. D’un pas mal assuré, je vais jeter la bouteille vide et son emballage au recyclage, puis continue mon chemin en flânant, sans me poser de question. Après tout, je suis suivie où que j’aille, non ? Qu’est-ce que je crains ? Rien !

Je suis à peine consciente de ce que je fais quand je pose mon bras sur le verrou de la porte du 15 Gambetta. Elle s’ouvre et c’est seulement à ce moment-là que je me rends compte d’où je me trouve. Les placards sont vides, une fine couche de poussière s’est déposée sur le plan de travail. La maison est froide sans mes affaires que je laissais traîner partout.

Umy râlait chaque fois qu’il entrait. Il s’empressait de débarrasser le meuble à droite de l’entrée et la table à manger. Je revois Val assis dans le canapé vert, me tendant les bras en me suppliant de le laisser me brosser les cheveux. Il adorait me faire des tresses en tout genre, le seul exercice capillaire pour lequel il soit doué, mais qu’il maîtrise parfaitement. Le reste du temps, il aimait se lancer dans l’essai de coiffures toutes plus extravagantes et compliquées les unes que les autres, comme s’il s’agissait d’œuvres d’art. Non qu’il soit adroit ! Je me suis même retrouvée une fois à devoir couper une mèche tellement il me les avait emmêlés. On avait trouvé une vieille paire de ciseaux…

Je me mets à ouvrir tous les tiroirs. Ces fichus ciseaux n’étaient pas à moi. Nous les avions trouvés ici. Je n’ai pas dû les emmener avec moi. Je ne prends pas la peine de refermer les meubles après mon passage et bientôt, tous les placards de la cuisine et du salon sont grands ouverts. C’est dans la salle de bain que je finis par trouver l’objet.

Il faut que je fasse ça vite, avant de me dégonfler.

J’observe mon reflet dans le miroir à projection. J’ai des cernes sous les yeux, les traits tirés. J’ôte l’élastique qui retient mon chignon et passe mes doigts dans mes cheveux pour les coiffer un peu. Ils descendent jusqu’à mon nombril malgré les boucles. Ils sont tellement longs ! Ils encadrent mon visage comme les mensonges qui me rôdent autour et se révèlent chacun leur tour. Je tire sur une mèche et la coupe en dessous de mon menton. Un mensonge de moins.

À chaque coup de ciseaux, un poids semble s’envoler de mes épaules. C’est un massacre. Peu importe. Ça me soulage tellement ! Arrivée à la moitié, les lames ne coupent plus de façon nette. Qu’à cela ne tienne ! Je hache les mèches jusqu’à ce que la dernière cède.

J’abandonne tout par terre et dans le lavabo pour aller dans ma chambre. Il y a un papier en plastique pour protéger le lit à la place des draps et de la couverture. Je tire rageusement dessus et tombe contre l’armoire dans le mouvement. M’endors là un moment. Me relever s’avère très compliqué lorsque je me réveille. Un bleu s’épanouit sur l’épaule qui a cogné contre l’armoire dans ma chute. Je me mets à rire toute seule.

— Ici, vous ne pouvez pas me protéger, hein !

Sans surprise, personne ne me répond. J’attrape une couverture dans les étagères et me roule dedans. Je termine ma nuit, là, sur le lit seulement à moitié débarrassé de sa housse en plastique et maladroi­te­ment enroulée dans ma couverture, toute seule.

***

Des coups. Quelqu’un massacre le panneau d’interaction d’entrée de la porte.

— Wax ? Tu es là ?

Je grommelle dans mon sommeil. Umy. J’aurais juré entendre Umy m’appeler. Je me mets à pleurer. La thérapeute à raison. J’ai des hallucinations. La sonnette et d’autres coups résonnent, plus forts.

— Wax ? Ouvre si tu es là ! Tes parents s’inquiètent.

J’ouvre les yeux. C’est bien la voix d’Umy ! Encore des coups. Je m’emmêle dans ma couverture et tombe au pied du lit.

— Wax ! Je sais que tu ne veux pas me voir mais s’il te plaît, réponds-moi si tu es là !

La couverture se transforme en vrai labyrinthe. Quand j’arrive enfin à m’en dépêtrer, il n’y a plus un bruit. Je me précipite et ouvre la porte en grand, regarde de chaque côté de la rue. Là, sur la droite. Je hurle :

— Umy !

Il se retourne d’un bloc vers moi. Je suis pieds nus et certainement pas belle à voir. Je réfléchis à peine au moment où je me mets à courir vers lui et me jette dans ses bras tendus pour éclater en sanglots incontrôlables. Son étreinte, sa chaleur, son souffle… C’est comme retrouver une partie de moi portée disparue. Ses mains m’enlacent si fort que j’ai du mal à reprendre ma respiration. C’est un réconfort vital. Il est là, bien réel. Umy n’est pas un mirage. C’est la seule chose qui compte.

— Je t’aime aussi.

Ma réponse a un mois de retard. C’est long, trop long. Pourtant, il comprend et me fait décoller du sol.

— Oh, Wax… Si tu savais comme tu m’as manqué.

Il me raccompagne à la maison en me gardant collée contre lui. Je ne veux plus le lâcher et me blottis avec lui dans le canapé. Il ne fait aucun commentaire sur les tiroirs et placards encore tous retour­nés ou ouverts. Une drôle de moue sur le visage, il passe ses doigts dans mes cheveux martyrisés et raille :

— Tu as voulu te lancer dans une nouvelle carrière ?

— Je n’avais pas les bons outils.

— Même avec de mauvais outils, un bon artisan arrive toujours à faire quelque chose de correct. Là, c’est un cataclysme !

— À ce point-là ? J’ai descendu une bouteille de vin et… Je ne sais même plus par où je suis passée pour arriver jusqu’ici. J’ai eu une envie irrépressible de tout couper et il y avait une paire de ciseaux. Ce n’était sans doute pas très malin.

— Toute une bouteille toute seule ? Effectivement, vin et ciseaux, c’est une combinaison dangereuse entre tes mains. Je note.

Nous restons là un moment, silencieux, et profitons de nous retrouver. Umy caresse inlassablement mes cheveux comme pour imprimer leur nouvelle longueur entre ses doigts. Au bout d’un moment, je me lance :

— Je suis désolée. Si tu savais combien de fois j’ai eu envie d’aller vous voir, toi et Val, ou de vous appeler.

— Oh… On n’est plus ensemble, Wax. Il est parti. Une semaine après les attentats.

— Comment ? Non ! Il allait te demander en mariage !

— Si seulement… Mais non. On s’est disputé. Il a quitté le Bronx. Il travaille dans un restaurant du dix-huitième, maintenant.

Je suis horrifiée par ce que j’apprends. Une réminiscence, un souvenir flou.

— Un restau avec une pancarte bleue qui sert de la viande en sauce ?

— Il n’y en a pas qu’un comme ça. Il s’appelle le Komodo. Pourquoi ?

— Je crois que j’ai mangé là-bas hier soir. J’ai cru avoir halluciné en le voyant en cuisine. Pourquoi vous vous êtes disputés ?

— Il était vraiment blessé par notre dispute à tous les quatre. Il ne voulait pas que je fasse le premier pas pour nous réconcilier. Il assurait que tu nous appellerais dès que tu serais calmée. Et puis, je ne sais pas comment ça a dérapé. Il m’a accusé de t’aimer plus que lui, qu’on avait vraiment dû sortir ensemble pendant tous ces mois où on avait fait semblant pour le Fil.

— C’est ridicule ! Tu l’aimes, tu l’aimes… Tu l’aimes quoi ! Nous, nous sommes amis, ce n’est pas le même amour !

Je me sens de plus en plus dévastée. Umy hoche la tête, visiblement aussi peiné que moi. Au-delà de la raison de leur séparation, un autre élément retient mon attention.

— Tu as bien dit notre dispute à tous les quatre ? Tu veux dire, avec Declan ?

Mon ami relève le nez, étonné. Je me racle la gorge à mon tour. La douleur sous mon front s’intensifie.

— Tu as bu combien de bouteilles, hier ?

— Je t’en prie, réponds-moi.

— Oui, bien sûr, avec Declan. La dernière fois que je l’ai vu, c’était devant ta porte ce soir-là. Ce petit con ne m’a pas donné de nouvelles depuis. Après ce qu’il s’est passé à l’Agence, ça ne m’étonne qu’à moitié.

Un poids s’envole de ma poitrine. Pas d’hallucination, pas de créa­tion de mon subconscient. Il est réel. Il était bien là. Je me tords les doigts.

— Il m’a sauvé la vie, ce jour-là. Il est venu me chercher à l’Agence. Il m’a trouvé à temps. S’il n’avait pas autant insisté pour me retenir et me suivre, j’aurais été au labo quand tout a explosé dans ma zone de travail.

Ou écrasée par une voiture devant l’Agence avant même la première explosion.

— Pourtant, j’ai vu les photos de toi sur le Fil avec un infirmier. Tu étais pleine de poussière, et seule.

Il a du mal à y croire. Je n’ai même pas vu ces clichés. Le doute, insidieux, revient s’installer.

— Tu as moyen de retrouver la photo ?

— Bien sûr. Elle a fait le tour du réseau.

En effet, il trouve rapidement un post où j’apparais en arrière-plan, échevelée et couverte de poussière. Mon tee-shirt semble plus ou moins épargné puisque c’était mon gilet à capuche qui avait tout pris. J’avais oublié que je l’ai enfilé autour du cou de Declan pour soutenir son bras. Sur le cliché, je parle avec un infirmier. Et soudain, ça me revient. J’ai eu tellement de mal à trouver quelqu’un de disponible pour venir s’occuper de lui à la maison !

— J’étais partie chercher de l’aide, Declan s’est démis l’épaule en tombant lorsqu’une bombe a explosé.

Il est réel… Enfin, je crois. Umy se redresse dans le canapé et lève une main en avant.

— Pourtant, tu m’as dit qu’il t’avait trouvé à temps ?

— Oui, mais Matt…

Ma voix se coince dans ma gorge.

— Je suis désolé pour lui. Même si on n’avait fait que se croiser, je sais qu’il comptait pour toi.

— Merci. Je l’ai vu entrer dans l’Agence juste avant que Declan ne m’intercepte. J’ai cru que je pourrais le rattraper. Ça n’a servi à rien. Nous sommes arrivés trop tard.

Un gros frisson me secoue alors que l’image de ses yeux fixes au milieu d’une mare de sang m’apparaît fugacement. Cette vision me hantera toute ma vie.

— L’infirmier m’a suivi pour remettre l’épaule de Declan en place. On s’est endormi après qu’il ait pris ses médicaments. À mon réveil le soir, il n’était plus là. Il n’a même pas pris la plaquette d’antal­giques qu’avait donnée l’infirmier pour lui. La thérapeute que je vois depuis a fini par me convaincre qu’il n’était que le fruit de mon ima­gination. Ses articles ne sont plus en ligne. Je n’ai pas osé en parler à mes parents, je n’arrivais pas à aller vous voir… J’ai cru que je devenais folle.

Umy lève son bras et matérialise une fenêtre de sa montre. Il procède à une recherche comme je l’ai fait après que Declan ait disparu et blêmit.

— Ce n’est pas normal. Il est déjà parti, mais jamais en plein hiver et ses articles n’avaient pas été retirés. Et s’il était blessé, il aurait pris ses médocs, c’est certain.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Qu’il a sans doute été obligé de rentrer chez lui en urgence. Et qu’on n’est pas près de le revoir, je le crains.

Je me blottis à nouveau contre mon ami.

— Qu’est-ce qu’on va faire ?

— Aucune idée. Depuis cet attentat, je suis pommé. Les autorités n’ont arrêté personne. Tu sais comment ils ont qualifié ceux qui ont revendiqué l’attaque ? Un noyau extrémiste et indépendant du mou­ve­ment Frenox. Tu parles ! Le groupe n’a même pas été dissous. Ça pourrait se reproduire n’importe quand, n’importe où.

— Si tu avais un moyen de les arrêter, je veux dire, vraiment. Tu le ferais ?

Umy reste silencieux. Ses doigts apaisants dans mes cheveux finissent par rencontrer ma chaîne dans mon cou.

— Tu as continué à la porter ?

— Je n’ai jamais envisagé de l’enlever.

Il fait glisser les mailles entre ses doigts, soupèse le médaillon avec un soupir. — Oui, Wax. Si j’avais un moyen d’agir contre les frenox, je le ferais. Pour protéger ceux que j’aime.

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