Netras – chapitre 5

Mille coupoles

La rue Vendetta est plus calme à cinq heures qu’à six. Umy avait un rendez-vous avec un fournisseur du magasin de ses parents au deuxième, ce matin. Nous devons nous rejoindre à Temple.

Dans le tram, j’expérimente avec plaisir ma demande d’arrêt à la station d’ascenseurs en présentant mon poignet à la borne. J’essaie de me faire discrète pour autant : le bulletin de l’Université14 est sorti la veille. Les lecteurs ont décidé d’interpréter l’absence de décla­ration d’amour publique dans l’article d’Umy comme « une discrétion saine sur notre relation ». Les recherches associées #WaxLopi sont dans le top cinq des sujets suivis du Fil. La belle affaire !

Cachée sous mon pull à capuche des Lions Bleus par-dessus mon tailleur, Umy me sourit de l’autre côté de la station lorsque je sors du tramway. Il change d’expression et m’adresse un signe de la main quand une autre passe autour de ma taille.

— Salut poupée.

L’inconnu aux cheveux ras me tire en arrière en plaquant sa main sur ma bouche. Dans le mouvement de foule, il me soulève et me pousse contre le mur de la rue en à peine trois pas. Affolée, je tente de tirer sur son bras par réflexe. Le seul résultat de mon effort est qu’il plaque plus fort sa main sur mon nez, me coupant la respiration.

— T’es encore plus belle que sur les photos, Lopi. J’comprends mieux pourquoi y’t’veulent tous.

Il est fou ! Coincée entre lui et le mur, son autre main passe de ma taille à sous mon pull en tirant sur ma ceinture de pantalon. Le cœur battant à tout rompre dans mes oreilles, je me débats tant bien que mal quand le type gémit… de douleur ? Et puis il disparaît.

Je ferme les yeux de soulagement contre le mur et inspire profon­dément, secouée. Lorsque je reprends contact avec le monde qui m’entoure, mon agresseur se fait déjà passer les menottes. Les mains sévèrement maintenues dans le dos par un officier de sécurité, Umy lui hurle dessus, fou de rage :

— … Espèce de connard ! Ne t’avise pas d’essayer de la toucher encore une fois, c’est clair ? Sinon c’est moi qui t’fais la tête au carré ! Et vous, qu’est-ce que vous foutiez ?

Je mets un temps à comprendre qu’il engueule les agents. Qu’est-ce qui lui prend ? Je l’appelle. Il se retourne et vient me prendre dans ses bras avec une douceur hallucinante vu la violence avec laquelle il s’exprimait quelques secondes plus tôt.

— Ça va ? Je l’ai vu trop tard, pardon. Tu n’as rien ? Tu n’as mal nulle part ?

Avec ses beaux yeux dorés inquiets, il inspecte mon visage, mon cou, caresse mes joues avec tendresse pour me rassurer. Il efface des larmes que je ne me suis même pas rendu compte d’avoir laissé m’échapper. Une boule dans la gorge, je n’arrive pas à lui répondre, déboussolée.

Les gens ont déjà formé un cercle autour de nous et je me blottis contre mon ami pour cacher mon malaise aux curieux. Umy em­brasse ma tempe en me chuchotant que c’est terminé, qu’il est là et qu’il me protège. Je n’arrive à rien faire d’autre qu’à le serrer plus fort contre moi.

***

Trois vidéos de l’altercation tournent sur le réseau et montrent Umy en train de me délivrer de mon agresseur pour l’envoyer valser dans les bras des agents de sécurité. Je n’ai pas eu besoin d’appeler mes parents, ni mon ami les siens, pour leur dire où nous sommes. Les drones de reportage qui nous attendaient à la maison de justice où j’ai déposé plainte s’en sont chargés. Dans l’attroupement devant le tribunal, j’aperçois Roumanof qui joue des coudes pour garder sa place dans l’espace délimité par des gardiens. J’ai beau me tordre le cou derrière la fenêtre securavu qui me dissimule des regards extérieurs, je n’y trouve pas Stan Blockposteur. Difficile de définir si j’en suis soulagée ou déçue. J’évite les journalistes au maximum, mais lui…

— Pourquoi j’aurais envie de le voir ?

— Envie de voir qui ? demande Umy.

— Qui ? Quoi ? Personne. Je pensais à voix haute.

— Et tu pensais à qui, à voix haute ?

L’arrivée de la voiture vert pomme de sa mère me sauve et me permet d’esquiver. Mon ami me tient farouchement contre lui pour la rejoindre sur la voie CGM sans répondre à la moindre question des nombreux journalistes présents : « Qui était l’agresseur ? Depuis quand sommes-nous ensemble ? Officialisons-nous notre couple après cette rude altercation ? Que faisions-nous au troisième de si bonne heure ? Suis-je fan de rugby ? Vais-je programmer mon équipe aujourd’hui ? »

Umy me pousse dans la voiture avant que je ne puisse être tentée de répondre à cette dernière question. Katline Cliron démarre doucement en faisant claquer ses doigts en rythme sur le volant, écartant les curieux sur son passage.

Puis elle appuie sur un bouton et passe en mode « manuel ». Umy comme moi nous accrochons à la banquette. Après une brève secousse, il est très clair que nous n’avançons plus en contre-gravité magnétique. Collés au sol sur des roues, sa mère sème les drones entre les étages en moins de cinq minutes. Elle passe dans des ruelles d’Andromède où je doute que les autos soient autorisées. Une chose est sûre, Madame Cliron sait conduire !

Elle dépose son fils encore un brin sous le choc de notre course sportive devant chez Valentin. Je refuse de le suivre. Il tente de se fâcher, toutefois Katline ne lui laisse pas le temps de rouspéter et l’abandonne sur la chaussée. Elle me conduit jusqu’à l’AGRCCP sans même me demander où je veux aller. Une fois arrivée devant l’Agence, elle me propose malgré tout de me ramener chez mes parents. Je lui souris et la remercie : je suis très bien où je suis.

Plongée dans mes lignes de codes, je réussis à envoyer toute mon équipe sur le terrain en temps et en heure. Après avoir été prévenue de son arrivée, George Fri vient se présenter dans mon bureau. D’une quarantaine d’années, il s’est vu attribuer le poste de secrétaire personnel physique que m’avait promis Novak. Très pro, il me pose de nombreuses questions sur mon rythme de travail, mes habitudes et mes préférences pour organiser mes journées.

C’est ensuite au tour de Matt de venir me voir pendant sa pause-déjeuner. Il me félicite rapidement pour mon secrétaire, mais s’enquiert surtout de mon état après l’agression du matin. Étonnamment, je ne me sens pas si mal. Après tout, Umy n’a pas été long à intervenir et l’affaire a rapidement été réglée à la Maison de justice. Nous discutons agréablement jusqu’à ce qu’il doive retourner à son équipe. Emma prépare alors Vingt-et-un. La veille, j’ai clôturé une personnalité inédite qui lui est destinée.

— Très bien, Vingt-et-un. Voyons comment tu te sens dans la peau de Joël. Ce sera ta première personnalité de mission. Tu vas intervenir dans le zoo de la coupole, T28.

Mon boîtier sonne. Du stress ? Non.

— Vingt-et-un, où en sont tes besoins de base ?

— Rien à signaler. Néanmoins, mes muscles faciaux veulent se contracter. Je ne comprends pas pourquoi.

À « nature », l’homme a répondu « animaux » au questionnaire. C’est la raison évidente pour laquelle je l’ai choisi pour intégrer cette personnalité en premier. Intriguée par les fluctuations de mon boîtier, je hoche la tête.

— Tu peux laisser tes muscles se contracter sans les retenir.

Sourire immédiat. Ses yeux exorbités lui donnent un air un peu fou. Je retiens mon rire face à son expression hilarante. Les niveaux du boîtier changent du tout au tout pour faire écho à sa joie. Plus tôt, c’était la frustration de ne pas laisser s’exprimer une émotion aussi belle et franche qui s’affichait. Le Netra se calme une fois le programme installé, sans cesser de sourire. Pendant que je lui explique les différentes demandes auxquelles il devra répondre au cours de la journée, tout va bien. Quand je lui précise que son intervention sera renouvelée toute la semaine, Vingt-et-un crie et bat des mains autour de lui. Ses niveaux fluctuent violemment vers une joie mal maîtrisée et je dois m’y reprendre à trois fois avant de lui permettre de se contenir suffisamment.

Le moins qu’on puisse dire, c’est que cette mission est faite pour lui !

***

Vers dix-huit heures trente, Umy m’envoie un message pour savoir à quel moment je compte sortir de ma tanière. Il m’attend à la sortie de l’AGRCCP pour rejoindre le Bronze. Là-bas, mon ami m’informe que mon agresseur a été jugé et condamné dans l’après-midi pour violence physique. Il va avoir une retenue d’un quart de sa paie mensuelle pendant trois mois. Ça m’intéresse. Vaguement. Je tente de changer de sujet.

— Un petit nouveau était vraiment heureux de sa première mission aujourd’hui. J’ai eu du mal à le stabiliser, tellement il était heureux !

— Qui était heureux ? demande Val en prenant la conversation en cours. Tu lui as dit ?

Il regarde Umy qui s’enfonce dans son siège.

— Non, je t’attendais.

— Je parlais d’un Netra. Me dire quoi ?

— Qu’il faut qu’il continue de faire semblant d’être ton petit ami.

Je les dévisage tous les deux, bouche ouverte, souffle coupé. Quitte à faire semblant, j’aurais préféré que ce soit avec Blockposteur.

Pour­quoi je pense encore à ce journaliste à l’attitude discutable, là ?

— Mais…

— Pas de « mais », m’interrompt-il. Tes parents savent la vérité, les siens aussi, ça nous suffit et il n’y a aucune ambiguïté. Si tu trouves quelqu’un, on laissera tomber le masque. En attendant, on va laisser le réseau continuer d’imaginer que vous êtes ensemble. Tant que bébé sera à côté de toi, tu ne risqueras rien. Surtout après ce matin !

— Tu as perdu la tête ? Vous… Je ne me mettrai pas entre vous !

Valentin sourit en caressant ma joue.

— Ne dis pas de bêtises. Il te manque certains attributs pour me séduire.

Umy se met à rire sur sa banquette et Val fait la même chose à côté de moi. Ils sont tombés sur la tête ?

— Ce n’est pas drôle ! Tu me dis de m’afficher avec ton homme, là ! C’est non !

— D’entretenir l’illusion, nuance. Je ne vous dis pas d’aller vous rouler une galoche sur la terrasse mais de sortir d’ici en vous tenant par la main. Je m’en fous royalement, de ça. L’important, c’est que ça suffira aux lopistes pour te faire passer du statut de « célibataire la plus convoitée de la coupole » à « femme désirable mais inaccessible ».

— C’est surtout le « inaccessible » sur lequel on mise, appuie mon meilleur ami.

— Et après l’intervention musclée de ce matin, tout le monde est persuadé que tu es en couple avec un super rugbyman extrêmement bien roulé et incroyablement sexy.

Val se mord la lèvre et reluque ouvertement Umy en disant ça. Cette fois, c’est moi qui ris :

— Sérieux ? Avec ces regards bouillants entre vous, vous croyez que personne ne va pas se rendre compte de la blague ? C’est trop évident, même pour moi !

— Du moment que la majorité pense que je suis avec toi et que ça en dissuade plus que ça n’en pousse à fantasmer de façon tordue sur toi, j’adhère.

Umy hausse les épaules, l’air résigné. Val sourit avant de se tourner vers moi.

— Tes parents et les siens sont d’accord. On a tout vu aujourd’hui, puisque tu as préféré aller bosser que de rester avec nous.

Quelle bande de magouilleurs !

— Je n’ai pas le choix, si je comprends bien.

— Si, bien sûr. Ça ne pourra pas se faire sans toi. Sache seulement que nous pensons tous que c’est la meilleure solution. C’est provisoire. D’ici quelque temps, ça va s’apaiser. À toi de décider si en attendant, tu acceptes de te faire draguer comme hier avec Léandre partout où tu mets les pieds. Et si tu prends le risque d’être agressée comme ce matin plus souvent qu’à ton tour.

Je soupire en regardant mon cocktail. Présenté comme ça, le choix semble évident. Malgré tout, je ne comprends pas. Pourquoi feraient-ils une chose pareille pour moi ?

— Ça vous obligerait à vous cacher tous les deux. Ce n’est pas bien.

— Umy a la carrure et la réputation qu’il faut pour que tu n’aies pas à subir l’impatience de ces gens qui veulent t’approcher. S’il te plaît, je sais ce que c’est que d’être suivi et agressé. Je sais ce que ça fait de devoir te laisser toucher par des inconnus. Laisse-nous t’aider à tenir les mauvaises personnes à distance de toi.

J’écarquille les yeux et serre les dents. Quelqu’un l’a aussi attaqué ? Moi qui croyais que nous étions en sécurité dans les rues d’Andromède avec tous ces agents et ces drones de sécurité partout !

— Tu vois, souffle Umy, cette colère, c’est ce qu’on a ressenti ce matin. On veut éviter que ça se reproduise.

Les doigts de Val caressent mes phalanges avec douceur et m’appellent au calme. Et mince !

— C’est d’accord, à la condition que dès que l’un de vous veut arrêter, on arrête. C’est compris ?

— Bien noté ! s’illumine Val en me ramenant contre lui pour embrasser mon front.

***

Umy est au rendez-vous pour m’accompagner chez ZX-ISC. Il me tient ouvertement la main en espérant qu’un de ces foutus paparazzis prenne un cliché qui permettra au réseau de me ranger dans la case « en couple » avec lui. Si l’idée me paraissait encore étrange hier soir, mes parents ont su me convaincre que c’était une bonne solution en attendant de trouver mieux, au moins pour les rassurer.

Léandre tire la gueule en nous voyant arriver à deux. Umy lui grogne dessus et ne cesse de le rappeler à l’ordre pour qu’il se concentre sur son travail. L’infirmier bénéficie d’un peu de répit le temps que mon ami prend pour observer le squelette ultra fin de ma montre. Puis, il intervient à nouveau quand il estime que Léandre passe beaucoup trop de temps à inscrire les marqueurs nécessaires au robotronic médical sur mon bras, mon poignet et mes doigts.

L’infirmier nous laisse et la cellule chirurgicale devient opaque le temps de l’opération. Umy en profite pour m’offrir un cours déstabilisant sur les signes de la drague. Selon lui, seule une casquette à message Klic-Klac pourrait rendre les intentions de l’infirmier plus claires ! Au moins, nous savons que je suis nulle pour repérer quand un mec tente d’attirer mon attention, et par conséquent pour le repousser.

Léandre revient et les signaux de drague décrits plus tôt par Umy me sautent presque à la gorge. Il inspecte longuement mon bras avant de déclarer que je devrais récupérer l’entière faculté de mon membre d’ici ce soir. Il me propose un café que j’accepte et mon ami rigole dès que l’infirmier s’éclipse pour aller le chercher. Umy se penche vers moi et me demande d’une voix trop grave :

— Un café, madame Lopi ? Vous ne voulez pas me suivre à l’ar­rière-boutique le temps de le préparer par hasard ? Histoire de nous isoler de cet Umy Cliron encombrant ! Promis, ce sera vite fait !

— Arrête ! Ce n’est pas l’encourager que d’accepter un café ! Et puis je ne refuse jamais un café.

— Caféino-accro ?

— Complètement.

— Je note. N’empêche, tu dis oui à tout. Il se fait des idées !

— Pas du tout ! De toute façon, je ne compte pas faire le tour du propriétaire.

Umy plisse les yeux avec un léger sourire.

— Tu sais que ce n’est qu’une expression ? Que l’arrière-boutique, c’est une façon de désigner n’importe quel coin public dans lequel les gens se réfugient pour coucher ensemble plus ou moins discrètement ?

Je me sens blanchir autant que j’ai perdu les sensations dans mon bras. Non, je ne savais clairement pas.

— Pourquoi les gens feraient ça ?

— Parce que certains aiment bien commencer par ça plutôt que par boire un verre autour d’une table. Les gens couchent ensemble pour savoir s’ils se sentent compatibles sexuellement. Ou les déçus du tirage se rejoignent pour « se détendre » comme dirait Val. Il y a même des bars qui sont dédiés à ce genre de rencontres. Les implants contraceptifs protègent de tout, sauf des peines de cœur.

L’idée me rend mal à l’aise. Je ne porte aucun implant contraceptif. À quoi bon ? Je n’en ai aucune utilité. En plus, c’est cher. Léandre aurait ce genre de vues sur moi ?

— Heureusement que tu es là, alors.

— Je serais toujours là quand tu auras besoin de moi. Allez, lève-toi de là !

— Hein ? Pourquoi ? Je suis bien là !

Je m’enfonce dans le fauteuil pour souligner mon confort.

— Justement ! Je t’ai accompagné ici à la demande de mon mec pour faire croire à un autre mec qu’on est plus que des amis. Te voir dans mes bras devrait être suffisamment parlant pour lui sans devenir gênant pour nous. Dépêche, avant qu’il ne revienne !

En soufflant, je me lève et laisse Umy prendre la place dans le fauteuil. Il m’invite à m’asseoir sur ses cuisses avec un grand sourire. Crispée, je m’installe gauchement.

— Si tu restes sur le bout de mes genoux, ça ne sert à rien. On veut éviter qu’il débarque chez toi avec un bouquet de roses. Je te rappelle qu’il a ton adresse.

— Je veux un autre figurant. C’est trop bizarre avec toi.

— Tu as un nom à proposer ?

— Pourquoi pas Stan Blockposteur ? Il était plutôt agréable à regarder !

C’est sorti trop vite de ma bouche. Je me pince les lèvres. Umy affiche une expression étrange. Je l’ai blessé en prétendant que je serais plus à l’aise avec un inconnu ? Avant que je ne puisse me rattraper, il sourit :

— Il serait peut-être d’accord.

— Hein ? Non ! Je disais ça pour rire ! Ne bouge pas. Je vais… Ne bouge pas.

Il ne cille même pas. Je me rapproche de lui avec précaution et passe ma main dans son cou avec une timidité sans fin. Pas gênant, hein ? On a beau être de simples amis aujourd’hui, il me demande de faire ce que j’avais envie de faire au lycée sans jamais avoir osé le faire. Même si les contacts avec Valentin et Umy ces derniers jours me semblent aussi naturels qu’avec mes parents, toucher les gens reste compliqué. Je me rassure en me répétant que je ne crains rien avec lui. Mon bras s’enroule autour de son cou, nous rapproche encore. Il me laisse faire en me regardant docilement, ses yeux dorés plongés dans les miens avant de plaisanter :

— Ne manque plus que le chien et les jumeaux pour compléter le tableau.

Je ris avec lui, me détends dans la seconde. Léandre a un mouvement d’arrêt lorsqu’il nous découvre ainsi, collés dans le fauteuil. Umy resserre encore son étreinte sur moi et lance avec désinvolture :

— Moi aussi, je prendrais bien un café !

***

Le calibrage de la montre n’a finalement pris que quelques minutes. Umy a ouvertement proposé un marché au commerçant : oublier mon adresse et l’effacer de son fichier client en échange de quoi nous lui ferions de la pub sur le Fil. L’homme m’a lancé un regard, que je me suis efforcée d’ignorer, avant d’accepter. On a pris une photo tous les trois avec le néon du magasin en fond. Sous le rire de mon ami, il a fallu que je m’y reprenne à cinq fois pour réussir à bien cadrer avec la bague.

Installés à notre table favorite du Bronx, nous avons vue sur le bar tout en restant cachés du reste de la majorité de la salle. J’ai un nouveau code de contact, différent de celui de mon vieux smartphone. Umy me montre une manipulation, puis me présente son avant-bras. Je lui rends la politesse en saisissant le sien. Quelques secondes plus tard, un bip retentit et nos contacts sont échangés.

Ne manque plus qu’à créer mes profils sur le Fil et Instat’. Umy m’aide et dès mon compte #WaxLopiOfficiel authentifié, mon ami reçoit une notification lui signalant mon inscription sur le réseau social. La première demande que je valide est la sienne. Puis, il me transmet l’identifiant de Val pour réussir à le trouver sur Instat’. Derrière le bar, je le vois réagir à la notification et relever la tête vers nous en souriant.

Dans les quelques secondes qu’il lui faut pour accepter, j’ai douze demandes de fileurs en attente. Umy me montre la manipulation pour activer leur suivi en mode public. Dans le lot, nous découvrons Léandre que je range dans cette catégorie sans état d’âme.

Umy fait preuve de patience alors que je m’emmêle les doigts dans les manips. Il me conseille l’interface Evecto pour les appels et m’aide à me tirer le portrait pour mes profils. Aucune prise ne me plaît et c’est finalement lui qui choisit. En première publication, nous affichons la photo du salon d’implantation : « Équipée chez Z-X ISC E14T14, salut les fileurs ! » Le temps de faire tout ça, j’ai deux-cent-soixante-trois demandes de suivi.

— Wouaw ! Il déconne, ce truc !

— Je t’avais prévenu. Il faudra publier en mode public de temps en temps, histoire de montrer signe de vie à tes fans.

Ma montre se met à biper toutes les demi-secondes et mon ami éclate de rire face à mon air affolé. Heureusement, il me règle ça en moins d’une minute. De là, je me retrouve avec plus de trois cents demandes de fileurs. Je crois avoir mal fait ma manipulation précédente, mais non ! D’autres profils officiels demandent à me suivre et sont mis en avant. Celui de Detlev Roumanof, par exemple. En revanche, pas de trace de cet agaçant Blockposteur. Je gonfle les joues et Umy rit :

— On mettra un mot demain pour remercier de l’accueil sur le réseau. Ou maintenant. Tiens, lance-leur un défi ! Genre, si on passe les trois mille d’ici une heure, on publiera une photo de nous deux.

— Je ne suis pas sûre de vouloir faire ça.

— Comme tu veux. N’empêche, ça leur plairait.

Les messages de bienvenue sur le réseau s’accumulent sous la photo de chez Z-X ISC. Certains s’enflamment déjà et me posent des questions à propos d’Umy. Je valide un nouveau groupe de demandes de fileurs et poste : « #DefiWaxLopiOfficiel : Cap les Programmateurs ? Dix mille en moins d’une heure et je vous montre avec qui je suis ! »

— Wax ! Tu vas enflammer le réseau, là !

— Je ne suis pas connectée depuis cinq minutes que j’ai déjà passé mille fileurs. Si je mets trois mille, vaut autant prendre une photo tout de suite !

Umy éclate de rire dans notre alcôve. Je profite que nous soyons au calme tous les deux pour lui poser une question qui me tracasse :

— Si quelqu’un m’offre un cadeau, c’est de la drague ?

Mon ami rougit.

— Non ! Je veux dire… Val et moi, on a seulement pensé que ce serait une bonne idée, le pull…

— Non voyons, pas vous ! C’est Matt, un collègue de travail. Il m’a offert un pendentif pour mon anniversaire. On se connaît, mais je ne le vois pas du tout comme ça… Il est venu manger avec moi hier midi. Il voulait prendre des nouvelles après l’altercation.

— Et tu as l’impression qu’il t’a dragué ?

— Non. Il est en couple et il a un petit garçon. Après, je n’ai pas non plus vu les signes de Léandre.

— C’est parce que tu doutes que tu ne portes pas le pendentif ?

— Rien à voir. Je n’ai pas de chaîne. Je n’ai pas eu le temps d’aller en acheter une pour le porter.

Umy conclut de notre échange que l’attitude de Matt était simplement amicale avant de me demander à combien de fileurs j’en suis. Je jette un coup d’œil à mon bras. Me voilà officiellement en profil officiel. Je valide les demandes et mets à jour ma publication : « Trois mille déjà ! Vous êtes fous ! »

— C’est toi qui vas les rendre fous à interagir comme ça avec eux, s’amuse Umy. L’hashtag est déjà dans le top dix. À cette allure, dans dix minutes, ils te l’ont complété, le défi !

Il se trompe de peu : douze minutes plus tard, je valide d’un coup les six-mille-trois-cent-quatre nouvelles demandes de fileurs. Umy et moi nous penchons tous les deux par-dessus la table pour prendre une photo ensemble. Bizarrement, je me trouve bien mieux sur ce cliché que toute seule. Je poste avec le message « #DefiWaxLopi­Offi­ciel #DefiRelevé : Merci pour cet accueil sur le réseau, bonne soirée les fileurs ! »

Ensuite, je ferme la page et ne m’en occupe plus. Nous parlons des examens écrits de Gardien de la mémoire qui commenceront dans un peu plus de trois mois. Umy m’apprend qu’il a déjà eu deux notes : celle de son évaluation de terrain et celle de son oral, 19 et 16, soient les meilleures qu’il pouvait obtenir. Je lui fais la remarque et il en bombe le torse de fierté.

— Tu voulais déjà devenir Gardien de la mémoire au lycée, souris-je alors que Val s’installe à côté de moi.

— Ah, on parle des exams ?

— De quoi d’autre ? réplique Umy. C’est dans trois mois !

Je lève les yeux au plafond, aussi amusée que Valentin par son stress. Mon ami a l’Histoire du monde dans la peau. C’est sans aucun doute pour lui ce qu’est la prog pour moi.

— Et toi, tu voulais faire quoi, petite ? me demande Val.

Avant de vouloir être Programmatrice, il veut dire ? Oui. Ma réponse le laisse baba :

— J’avais pour vocation de devenir princesse !

— Tu es au courant que c’était un titre de noblesse ? s’amuse Umy.

— Je croyais que je pourrais en devenir une si j’épousais un prince comme dans le livre de mes parents. Et crois-moi, dans La princesse aux mille coupoles, être princesse est tout un métier !

Val me dévisage. J’ai l’impression qu’il reconsidère ma santé mentale jusqu’à ce qu’il me réclame :

— Raconte, c’est quoi l’histoire ? Il n’y a pas mille coupoles à ce que je sache.

— C’est un conte. Une petite fille trouve l’accès à un couloir où mille portes donnent accès à mille coupoles toutes plus différentes les unes que les autres. Elle reste coincée dans l’une d’elles et y fait sa vie.

— Laisse-moi deviner, elle devient Princesse de la coupole ! voit juste Umy.

— Exactement ! Avec leur magie et leur gentillesse, elle et son prince travaillent dur pour répandre beaucoup d’amour et de sérénité dans leur royaume.

— Leur coupole, tu veux dire.

— Si tu veux, c’est pareil. Un jour, devenue adulte, l’accès au couloir réapparaît. Elle ne résiste pas à l’envie d’y retourner mais à peine franchie, la porte derrière elle disparaît. Elle ère dans le couloir aux mille portes jusqu’à ce qu’elle y repère un chausson neuf. Elle se rend compte que c’est celui qu’elle avait perdu là étant enfant, au début de son aventure. La porte derrière le chausson s’ouvre sur sa chambre de petite fille. Rien n’y a bougé, comme si elle venait de la quitter. Épuisée, elle se couche. À son réveil, elle est à nouveau une petite fille.

— C’était un rêve, conclut Umy.

Je souris.

— Au pied de son lit, il y a ses deux chaussons. L’un est tout usé, comme celui qui l’a suivi dans ses aventures et l’autre toujours neuf, comme celui devant la porte. Fin !

— Mais… et son Prince ? demande Val, l’air déconfit. Il devient quoi ? Il doit la chercher partout !

— Si tu veux qu’il la cherche, il peut la chercher, la trouver et la ramener dans son Royaume. Si comme Umy, tu veux déduire que tout ça n’est qu’un rêve et que le chausson s’est fait manger par les mites en une nuit, ce sera le cas. C’est un conte ! C’est à toi de choisir la fin de l’histoire.

Val se renfrogne et s’enfonce dans son siège en faisant la moue avant de s’illuminer :

— Donc, tu voulais devenir une princesse ?

— Oui ! Et à six ans, j’ai changé d’orientation grâce à Jo Bénédict. J’ai opté pour Programmatrice. Beaucoup plus accessible dans une coupole-dortoir axée sur le développement de la prog en tout genre.

— Ce n’est pas si sûr ! Puis-je avoir l’honneur d’offrir quelque chose à boire à ma princesse Wax ?

Un frisson frais me remonte dans le dos. Un courant d’air ? Pourtant, non. La lame de froid devient brûlante et j’éclate de rire face à la tête de Val qui grimace comme s’il avait peur d’avoir commis une bourde. Je lui souris :

— Volontiers, mon prince.

Ça me plaît drôlement de l’appeler comme ça. Va-t’en savoir pourquoi !

— Pedro ! appelle-t-il en se retournant. Tu nous remets la même ?

— Fais-le ! réplique son collègue au bar.

— J’ai fini mon service ! chantonne Val. Je suis client !

— Ben voyons ! Monsieur se prend pour un prince ?

Nous rions avec lui et il nous prépare nos boissons. Umy lance un coup d’œil dehors et me fait remarquer qu’il commence à y avoir du monde. Nous parlons de continuer la soirée à Gambetta. Il demande à Val ce qu’il en pense et son petit ami relève la tête, surpris.

— De quoi ?

— Tu as la tête dans les étoiles ? On te demande si après ça, on part à Gambetta. Ça commence à grouiller dehors.

— Et voilà pour la table princière !

Nous remercions Pedro et descendons rapidement nos bières. Val va prendre un sac à dos derrière le bar et en sort un gilet à capuche bleu sombre uni qu’il me tend avec un grand sourire.

— Celui-là sera plus discret que le pull des Lions, n’en déplaise à Umy. En plus, il est à ta taille.

Je comprends mieux pourquoi mon ami a bafouillé plus tôt pour cette histoire de cadeau. Je remercie Val qui lance :

— Ce n’est pas moi qu’il faut remercier pour ce coup-là !

— Ah bon ? Qui ?

Mon ami se fige, les lèvres pincées. Umy souffle et m’enlace.

— En discutant avec un copain, on a piqué son idée de passer sur l’uni.

— Il va falloir que je vous rembourse tout ça !

— Ferme la bouche, tu commences à dire des âneries. Bon, je crois que c’est bon pour les rumeurs. Avec la photo du Fil, ça flashe de partout, dehors. Prête ?

Bras dessus, bras dessous, Umy et moi sortons du bar sans trop de difficultés avec Val sur les talons. Les gens, dont beaucoup de jeunes de nos âges, nous regardent simplement avec de grands sourires. Certains lopistes nous adressent des signes de la main. J’agite la mienne deux fois et enfile mon gilet dès que nous sommes hors de vue.

Arrivés à Gambetta, Valentin s’écroule dans le canapé avant de sortir de son sac des gants de manip de jeux virtuels. Nous dégom­mons les morts-vivants d’Attaque de zombies pendant deux bonnes heures. Avant qu’ils ne partent, je déploie ma montre où le signal de notifications du Fil clignote lentement. J’ai plus de huit-cent-mille demandes de fileurs en attente. Affolée, je couine et Umy me rassure :

— Ne t’en fais pas, ça va ralentir. Valide-les tous en public, le Fil fera le reste.

Il m’embrasse sur le front pour me dire au revoir devant ma porte. Val fait de même en me glissant un « Bonne nuit, princesse » auquel je réponds « Bonne nuit, prince » qui le fait sourire. Je referme derrière eux. Il est tard, trop tard pour moi pour rentrer au troisième. Je préviens mes parents que je reste à Gambetta pour la nuit et me prépare à me coucher.

Sur le Fil, je passe en revue la liste de mes fileurs authentifiés « officiels ». Toujours pas de Stan Blockposteur. Je lance une recherche sur le réseau sans y trouver un compte à son nom. Les liens que je trouve me renvoient sur l’intracoupole et des articles du journaliste. Je lis quelques reportages qu’il a écrits, dont un sur Mirana.

Umy avait raison. Il est franc et direct dans ses propos, mais avare en compliments pour la vedette de la chanson du moment. J’active un signal sur ses articles, quelque peu déçue de ne pas avoir trouvé de photo du jeune homme aux beaux yeux bleus.

Pourquoi je fais ça ? Aucune idée. C’est fait, c’est tout.

Je m’amuse à créer mon avatar sur Instat’. Nous échangeons quelques messages avec Umy et Val en trouvant un filtre qui nous ajoute une couronne. Ils ont de la visite malgré l’heure tardive. À la fin de la conversation, j’hésite à peine et leur envoie : « Je vous aime ». « Je t’aime aussi » répond rapidement Val « Je vous aime tous les deux » complète Umy

J’éteins la lumière d’une commande vocale et me couche. Un nou­veau message illumine mon bras dans le noir. C’est Val :

« Notre pote dit qu’il nous aime encore plus tous les trois. »

Je réponds quoi à ça ? Il n’a pas envoyé de photo. Ils ne m’ont même pas dit son nom. Je peux comprendre. Qui voudrait se retrou­ver harcelé par des journalistes pour un simple contact ? Je suis déjà heureuse d’avoir Umy et Val à mes côtés.

Je sélectionne mon avatar qui pleure de rire et leur souhaite une bonne soirée à tous. Une fois sous la couette, je me dis que oui, c’était une bonne soirée. Si on retire les paparazzis et les lopistes du tableau, c’est sans doute la première vraie soirée que je passe comme n’importe quelle autre fille de mon âge. Voilà que je me mets à apprécier d’avoir dix-sept ans.