Dans les yeux de Stan

– Un matin –

Elle sort de l’ascenseur. Elle a une demi-heure d’avance sur l’heure qu’elle a donné à Umy et Val. Droguée du travail.

Et moi, je suis là. Je l’ai déjà surprise à sortir de chez elle plus tôt que prévu. Du troisième, j’ai emprunté deux passerelles piétonnes et pris un ascenseur payant pour arriver ici presque vingt minutes avant elle. Tellement accro que je poireaute au café Temple depuis. Je me demande lequel est le plus fou de nous deux. J’avale mon café d’une traite pour pouvoir la suivre.

— Stan !

Je me retourne. C’est mon pote et coloc.

— Tall. Qu’est-ce que tu fais là ?

— Je t’accompagne !

On la suit ensemble. C’est calme ce matin. Souvent, j’ai un mauvais pressentiment quand il se passe un truc mais ce matin, ça va. Mon ami baille :

— Elle se lève toujours aussi tôt ?

— Souvent. Et toi ?

— Pas encore couché. Imanna nous a fait parvenir de nouvelles infos. Les signalements de drones sont de plus en plus fréquents et ils pensent avoir localisé une des bases de lancement des engins à Lynx. Ils seraient envoyés pour faire des mesures de taux de toxicité de l’air extérieur.

— Laisse-moi deviner, les mesures sont extrêmement inquiétantes et ne permettent aucune sortie en-dehors des coupoles ?

— Comme tu dis ! Elle voudrait que tu fouilles, voir s’il y a une compagnie du même genre ici.

C’est très probable. Et c’est bien pour ça qu’il ne faut pas que Wax Lopi soit approchée par les mauvaises personnes et qu’on s’en assure. Mon ami me lance un coup de coude :

— Sérieux, t’as jamais envie d’aller la voir quand tu la suis comme ça ?

Tout le temps.

— Ça arrive.

— J’aurais craqué à ta place, depuis le temps !

— Ben t’évite, on est sous couv’.

Mon pote se marre :

— Allez, avoue ! T’as déjà dû te faire des films comme quoi elle te grillerait un jour !

Tous les matins, tous les soirs, à chaque fois que je la croise.

— Surtout pas. Tu te souviens que si on l’approche, on se fera rapatrier à la maison avant d’avoir pu redescendre au troisième ?

— Ce n’est pas moi qui irais te dénoncer.

— On s’assure que les faucheurs ne l’approchent pas. C’est tout ce qu’on peut faire à notre niveau.

— Et tu feras quoi si ça arrive ?

— Je démonte la tête de celui qui l’approche !

Merde. C’est sorti tout haut.

— Au moins c’est dit ! Elle est bien protégée, ta protégée.

Il me donne un autre coup de coude. Ouais… je sais.

— Tu l’as dit avant-hier. Que tu l’aimes.

Je m’arrête net dans la rue. J’ai dit quoi ? Mon pote se marre trois pas devant moi :

— Ce n’est pas un scoop ! Tu ne déconnais pas en disant que tu ne te souvenais pas être rentré !

Je dégluti. Non. Mes souvenirs s’arrêtent après les shots de vodkas que m’ont servis les Frenox pour célébrer ma « promotion ». Je devais quitter l’organisation discrètement. C’est raté. Manifestement, pour ce qui est de tenir ma langue à propos de mes sentiments pour elle, c’est foutu aussi. On avance à nouveau, le regard à l’affut de tout comportement suspect. Mon pote me sourit. Il bluffe ou j’ai vraiment dit quelque chose ?

— J’ai raconté quoi d’autre ?

— Que c’est ton étoile.

Merde. Il ne me charrie pas.

— Plus jamais je ne bois de vodka !

— On le savait, mec, c’est bon. Tu aurais une casquette Klic-Klac avec « Je t’aime Wax » marqué dessus que ce ne serait pas plus évidant.

— Tu vas te taire, oui ? Tu me déconcentres.

— Tiens, comme lui, là-bas ! Tu crois qu’elle a vu ça ?

De l’autre côté de la rue, un type porte une casquette à message jaune fluo : « ©Lopi©Prog© ».

— Dire qu’il vient de la croiser sans la voir, déplore mon pote.

— C’est flippant. Si je me trimbale avec une Klic-Klac sur la tête un jour, achève-moi.

— Je retiens, mec !

On se frappe les poings en arrivant devant l’AGRCCP. Elle vérifie l’heure sur sa montre. Deux minutes d’avance. Elle doit attendre que les portes soient déverrouillées.

— On fait quoi ?

— On reste là.

— Sérieux ? À découvert de l’autre côté de la rue ?

— Ouais.

— Mais elle va nous voir, là !

Si tu savais comme je voudrais qu’elle me voie ! Quoi que, tu dois t’en douter, maintenant.

— Relax, Tall. On ne craint rien. Regarde.

Je lui désigne un binôme de gardes du corps qui lui sont assignés, bien plus près d’elle et moins discrets que nous. Elle ne prête attention ni à eux ni à nous et relève le nez vers la porte, impatiente d’aller bosser.

— Et elle ne remarque rien ?

— Soit ça, soit elle pense que c’est normal aux abords de l’Agence. D’après Umy et Val, ils la suivent depuis ses résultats TAPIO.

— Je peux peut-être aller lui demander une photo, en mode fan.

— Non. Ne joue pas à ça, Tall.

— Ça n’arrive jamais que des gens lui demande une photo, une dédicace ? Les gardes ne peuvent pas filtrer tout le monde, surtout maintenant que son visage est connu.

— Ils laissent passer ceux qui sont en lien avec l’AGRCCP, mais c’est anecdotique et jamais au hasard. Les lopistes veulent surtout s’afficher avec les Netras qu’elle prog. Pour le reste, si. Ils filtrent tout le monde.

— Mais elle est dans la rue, là. Comment ils font si un passant qu’elle croise la reconnait et l’aborde ?

— Sa montre signale aux agents toute approche suspecte. Ils interviennent avant. Et si quelqu’un l’approche quand même, ils vont voir la personne après. Ils préféraient le smartphone, pour l’écoute directe.

—  J’hésite. Qu’est-ce qui est le plus dingue ? Qu’elle ne sache rien de tout ça, ou que tu en saches autant ?

— Ça fait partie de mon job. Je les informe sur les Frenox, ils la protègent. C’est donnant-donnant.

— C’est leur job de base de la protéger. Tes infos, c’est un bonus pour eux. Et t’as quand même dû intervenir plus d’une fois.

 Je hausse les épaules. Ils auraient fini par arrêter les imbéciles qui ont tenté de s’en prendre à elle. Je l’ai fait plus tôt, c’est tout. Enfin, les portes s’ouvrent. Elle présente son poignet au scan et entre.

— Mission accomplie ! Tu vas à l’Indep ?

Je hoche la tête en observant la devanture de l’AGRCCP. Si les choses avaient été différentes, j’aurais pu postuler ici. J’aurai pu bosser avec elle. J’aurai pu lui parler, l’approcher, peut-être devenir proche d’elle. J’aurai pu passer mes soirées avec elle, Umy et Val, plutôt que jouer à cache-cache avec eux.

À la place, je dois me contenter de l’observer de loin, sous peine d’être définitivement éloigné d’elle. Ça craint.

Quand on aura arrêté les faucheurs, j’irai la voir.

Autant dire que c’est mal barré.

– La course à l’interview –

— Comment ça, vous avez confié le sujet à Grisonne ?

Je poursuis ma cheffe de rédaction entre les bureaux de mes collègues. Elle ne peut pas me faire un coup pareil !

— Elle est plus expérimentée que vous, Blockposteur. Vous êtes arrivé il y a un peine un an.

— Grisonne s’occupe de la section célébrités. Vous savez que j’affectionne particulièrement les sujets sur la prog et là, c’est Lopi ! Wax Lopi !

— Justement. Vous êtes jeune et vous avez du talent. Sortez de votre zone de confort.

Je vais lui en foutre, moi, de la zone de confort ! Elle donne des instructions à un collègue en train de capturer les images d’une course d’obstacles en trottinettes à contre-gravité via drone. Je trépigne à côté, retourne à la charge dès qu’elle s’en écarte :

— Je couvrirai un évènement saisonnier inter-tour dès le mois prochain si c’est ce que vous voulez. Je vous ramènerai même des noms de joueurs célibataires !

— Et je suppose que par évènement saisonnier, vous entendez la compétition Inter-Tronic qui approche. C’est non, Blockposteur. Grisonne est mieux placée que vous pour cette interview. Wax Lopi est une célébrité sur du réseau dont vous êtes complètement absent. Une célébrité du monde de la prog, certes, mais une célébrité.

Elle rentre dans son bureau et claque la porte.

Je rumine. C’est hors de question que cette interview me passe sous le nez !

***

Après une semaine de déprime, j’ai décidé de ne pas m’avouer vaincu. J’ai dû faire bouger la moindre maille de mon réseau pour l’obtenir, mais je l’ai eu. Grisonne s’enorgueilli dans le bureau de notre boss :

— C’est mon domaine. On ne peut pas laisser une telle interview à un jeune homme aussi inexpérimenté !

Ben tiens ! Ça ne la dérange pas, pourtant, de voler mes sujets.

— Je ne suis pas d’accord, s’oppose ma Cheffe. Blockposteur a décroché cette interview exclusive avec Mirana pour l’Indépendant de lui-même. Il est normal qu’il la mène.

— Mais c’est la star montante de la musique cette année ! J’ai déjà écrit plusieurs papiers sur elle et lui ne fait que des reportages-enquêtes ! Il ne saura pas se comporter face à elle. Cheffe, laissez-moi donner cette interview.

— Dites-moi, Blockposteur. D’où vous viens ce soudain intérêt pour Mirana ?

— Vous m’avez conseillé de sortir de ma zone de confort pour m’améliorer, Cheffe. C’est ce que je fais.

Un coin de sa bouche se relève imperceptiblement.

— C’est un papier loin de vos propositions habituelles. C’est audacieux. Vous gardez votre sujet et Grisonne garde Lopi. Bien tenté, jeune homme, mais vous n’échangerez pas.

Grisonne boue à côté. J’adresse un signe de tête à ma boss.

— Ce n’était pas mon intention, Cheffe.

Deuxième frémissement des lèvres. Elle n’est pas dupe, la renarde.

***

— Votre attention ! Romi est absent aujourd’hui. Il le sera sans doute aussi demain. Il y a une compétition à couvrir dans deux heures. Qui veut le remplacer ?

Nous baissons les yeux sur nos tables. Avec ce type de remplacement, notre nom est associé à l’article mais pas mit en avant. Depuis des semaines, j’enchaine déjà avec les reportages atypiques en plus de mes recherches personnelles pour tenter de convaincre la boss de me confier l’interview de Lopi. Elle est ravie mais ne lâche rien. Mirana n’a pas suffit.

— Il va vraiment falloir que je tire au sort l’un d’entre vous ?

Je déteste devoir lécher les bottes pour obtenir ce que je veux mais pour Lopi, pas le choix. Romi est assigné au pôle sportif, ça aurait pu être pire. Je me lève :

— J’irai, Cheffe !

— Vous vous y connaissez en natation synchronisée, Blockposteur ?

— Pas du tout, Cheffe.

— Vous vous en sortirez quand même ?

— Je ferai de mon mieux, Cheffe.

— Arrêtez de me donner du « Cheffe » et partez. La compétition est au 26ème, T25.

***

Convoqué, j’entre dans le bureau de ma boss. Grisonne s’y trouve déjà et semble pour le moins contrariée. Je tente de retenir mon sourire mais je me fais griller par ma boss.

— C’est un peu tôt pour vous réjouir, Blockposteur. Asseyez-vous.

Grisonne a échoué. Toutes ses questions transmises à l’AGRCCP pour validation ont été rejetées. Ma boss me félicite pour ma ténacité et l’expérience en interviews que j’ai accumulé ces derniers mois. Je gagne ma chance d’envoyer des questions à Novak en solo avant les autres collègues. Le premier à se faire valider au moins une question décrochera l’interview.

Je m’empresse d’en rédiger cinq.

Deux jours plus tard, je dois me retenir de hurler de joie dans le bureau de ma boss.

***

Le point fort de Grisonne s’est révélé être son point faible face à Lectra Novak. Wax Lopi est tout sauf une célébrité. C’est une Programmatrice qui ne laisse rien filtrer sur sa vie privée depuis des années, pas même une photo. Ses questions étaient trop personnelles, ce que sa famille refuse absolument de laisser filtrer. Et quand on voit le nombre de personnes louches qui tentent de l’approcher sans même savoir qui elle est, on comprend pourquoi.

En partant des locaux de l’Indépendant, je monte dans le tram, descends rue Gambetta pour rejoindre l’AGRCCP à pied. J’adresse un signe de tête à Kripsby. Je connais tous les gardes, maintenant. Pendant quelques minutes, j’admire le bâtiment. Elle sort peu de temps après en enfonçant ses mains dans ses poches. Une mèche brune entortillée autour de son index, elle traverse la rue et prend direction station Temple.

En la suivant, je savoure ma chance.

J’ai enfin une vraie bonne excuse pour la rencontrer. Pour la voir sans me cacher. Pour lui parler sans avoir peur d’être renvoyé chez moi dans la foulée.

Plus que quelques semaines. En attendant, je dois garder profil bas et poursuivre mon enquête sur les disparitions. C’est trop dangereux. Je ne veux pas qu’elle y soit mêlée.

Je dois continuer à la protéger.

Mais je souris. On va se rencontrer.

Son anniversaire va tout changer.